Mes portraits des élèves de terminale.

Mes portraits des élèves de terminale.

 

          LA ROUSSEUR DES CHEVEUX claquant dans le vent, les uniformes trop usés qui seront abandonnés aux premières chaleurs de l'été, les rires fatigués dans le jour finissant. Au creux de la vallée d'Aherlow, depuis la salle des professeurs, je regarde mes terminales grandir. 

Je vois Artee se traîner nonchalamment ; Grainne promener sa beauté devant un banc de garçons ; Darragh volontaire malgré la nuit qui tombe, alourdi par ses montagnes de livres d'école ;  Aisling navigant à vue, la tête pleine de brouillard. Non loin, le panneau de la ville poli par les bourrasques. Welcome to Tipperary Town. You've come a long way.

     A quoi rêvent les adolescents d'une campagne  abandonnée, minée par le chômage et la pauvreté ? De ville, d'ailleurs d'autre chose.  Partir.  Le mot revient souvent entre les lèvres serrées par l'hésitation de mes 6year (terminales). Nous communiquons régulièrement à l'occasion de leur oral  pour le leaving certificate ( baccalauréat ) que je supervise.  Un exercice d'expression libre, avec la seule contrainte de maîtriser toutes les conjugaisons en ne s'y trompant guère. Je regarde Clodagh, peu rassurée, qui doit se mettre à l'ouvrage.  Entre leur âge et le mien,  deux petites années : celles d'une liberté acquise. Leur coeur brûle de la conquérir, sagement molletonné sous le blason uniforme de St Ailbe's.  

C'est souvent ce coeur qui me parle dans nos entretiens. Des bouts de leurs vies défilent.  Je voudrais. J'espère. Je souhaite. Je désire. J'aimerais.  Je veux + infinitif.  Fiches gribouillées, entourées, cerclées de rouge.  Tournures tant apprises. Rigueur du coeur. Besogne de la mémoire. Désir d'avenir.

 

A quoi rêvent les adolescents d'une campagne  abandonnée, minée par le chômage et la pauvreté ? De ville, d'ailleurs, d'autre chose. Partir.

Il n'y a pas grand chose à faire à Tipperary... C'est... une ville malsaine... Beaucoup de pauvreté... Des problèmes de drogue ... d'alcool... 

Le présent. Facile. Sa conjugaison ne trompe personne. On enjambe sans risque ses désinences, pas d'adversaire, nous sommes en terre connue. Nous nous regardons dans les yeux. Tu me vois. 

Je t'écoute, Siobhàn.

Présente. Ses boucles brunes enrubannées à ses doigts nerveux. Elle évoque de sa famille. Son père sans travail.  Ma mère est au foyer. La ritournelle s'entame. Il y a beaucoup de problèmes de chômage à Tipperary. C'est une ville malsaine. Les bras croisés, je m'efforce de rester attentive. Siobhàn compte sur ses doigts... "Sept frères et soeurs. - Sept ?" Ses yeux roulent. Hypnose des nombres. Je suis née en deux mille. Elle est sûre. La vie n'est pas toujours facile à Tipperary. Il y a beaucoup de pauvreté. Mon stylo se satisfait de l'exercice. Pause. Et après le bac ? Vient le futur, temps souverain de l'examen.

 L'avenir est là, il va déborder de ses lèvres. La langue se grippe, doigts noueux.  Les yeux s'embuent. ça ne vient pas.  Une croix rouge sur le papier, lentement, cicatrise.

Je ne sais pas.

                                                                                    *  

Adam a beaucoup à dire aujourd'hui. J'ai froid dans ce grand hall, je frissonne. Le conditionnel ronronne  paisiblement dans sa bouche, sa langue épouse les contours du futur avec insolence. J'aimerais vivre en colocation et sortir en boîte de nuit. Je ferai la fête. Un sourire. Je ne lui en demande pas plus. Ses yeux se posent quelque part, je laisse son sourire s'esquisser pleinement. Il y a encore beaucoup de fautes, sa vaillance les tempère. Le futur est net, rond il se dessine.  Le bac c'est important. Il ne s'essouffle pas. Il faut travailler pour avoir de bonnes notes.  Après le bac ?  J'irai étudier à la fac de Galway en chimie. Pause. Il n'ira pas plus loin. Ses yeux sont plein de désir. Pause.  Tes parents ? Pause. Silence protecteur. Ma mère travaille au pub O'Kieffe, à Tipperary.

 Tipperary Town. L'avenir s'arrête ici. Parents, restez là. Rivés au présent. Encoquillés derrière le panneau de la ville rouillé.  Vous ne me suivrez pas.  It's a long road to Tipperary. Une route longue, si longue pour sortir de ces collines vertes où la boue colle aux chaussures.  Votre fils s'en va seul. Tout seul.

 Il y a  beaucoup de problèmes d'alcool à Tipperary.

                                                                                 

Tipperary Town. L'avenir s'arrête ici. Parents, restez là. Rivés au présent. Encoquillés.

 *

   Lauren se redresse. Juin. Le soleil nous réchauffe. De petites lunettes encadrent ses yeux vifs. Tipperary quitté, sa beauté s'affranchira de leur monture. Tipperary est une ville abandonnée. Ses lèvres s'articulent précisément. Je voudrais devenir économiste. Rêves trop sages, langue trop lisse. Parlez moi de vous. Contredanse. Passé simple. J'ai toujours rêvé...Périls.  Parlez moi de vous. Elle hésite. Sent-elle cette confiance qui passe, de moi à elle ? J'étudierai dur à la faculté de Cork... Sourire... tout en m'amusant. Pause. Le futur miroir miroite paisiblement dans sa voix, sans illusion aucune. J'en oublie ses paumes maculées d'encre, ses yeux fatigués qui trahissent sa laborieuse application.  Stylo suspendu. Ses phrases coulent naturellement dans mon oreille, élégamment même. Le roulement du r s'épanouit. J'écoute son français plein de sève, sa langue qui vit. 

Sonnerie. Son regard s'étonne de la blancheur de la feuille que je lui rends. Dehors l'été brûle un peu déjà. Elle a tant de choses à dire.  Nous y sommes parvenues, peinant sans cesse. Les mots ne lui font plus peur, l'avenir un peu moins. Je lui souris.

Lauren ne parle plus par coeur ; mais avec le coeur.

 

N.

 

                                                                                  *

Les photos utilisées dans cet article sont des portraits de mes terminales de St Ailbe's que j'ai réalisés lors de ma présence en Irlande. Ce travail est une collaboration artistique avec l'artiste français JR. Ils sont autorisés de publication suite à autorisation des sujets dans le cadre de la promotion du projet.  Pour plus d'information sur ce projet et les autorisations de publication, je vous renvoie à l'article F A C E S de mon blog.

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